Revenons sur le disque mythique selon Gism ; comme cela a été vu lors de l'exposition de sa thèse , à savoir " le CD a tué le disque mythique " , sa théorie ne tient pas la distance . Quiconque un tant soit peu musicalement cultivé sait que ne pas relativiser les chiffres de vente revient à exclure des disques fondamentaux dans l'histoire des musiques , des disques qui, dans le cercle des amateurs, d'un genre donné sont parfois (car le mot est quand même à la mode) qualifiés de mythiques parce que ces amateurs ne peuvent les ignorer et qu'ils représentent des jalons importants dans l'évolution d'un style . On peut cependant essayer de voir comment ces disques là (en Rock) ont peu à peu perdu de la visibilté pour le grand public pour arriver à la situation de flou actuelle , le numérique y a sa part mais est loin d'en être la seule cause .
Je ne l'ai appris qu'il y a peu, ce genre de considération n'étant pas trop mon centre d'intérêt , mais ce fait me semble être un bon point de départ :
23/11/68 , Electric Ladyland est no 1 dans les charts US (
http://www.billboard.com/#/charts/billb ... 1968-11-23) .
Je savais bien qu'Hendrix était un gros vendeur mais qu'un tel disque puisse avoir autant marché m'a surpris et j'y vois bien un symbole fort d'une période où la créativité pouvait atteindre les masses et donc créer à foison du disque important autant artistiquement que socialement ; quand j'ai commencé à écouter du Rock, Jimi était mort et à lire les revues françaises je sentais bien qu'une page était en train de se tourner tellement le sentiment d'un monde perdu transpirait des pages , en juste quelques années the dream was over et la musique n'aurait plus ce souffle à la fois porté et créé par la masse nombreuses des amateurs (voir le no. de R'nF, automne 73, consacré au livre de Peellaert/Cohn , "rock dreams" ) ; cependant le discours était encore à l'ouverture , on pouvait intégrer dans ses écoutes des choses aussi diverses que Fairport Convention ou Can , la critique , l'information ( je ne peux là que témoigner de la situation française), la distribution et donc la possibilité pour un disque d'atteindre son public ne raisonnaient pas encore en termes de secteurs à publics ciblés, de chapelles . Pourtant , elles sont arrivées assez vite , la première fut celle du hard-rock suivi de peu par le progressive rock ; à partir de ce moment , qu'un disque arrive à avoir la quasi universalité d'E.L.D était impossible ; il ne faut pas négliger non plus la question générationnelle , pratiquement tous les 5 ans arrive un nouveau public , avec son style ou ses artistes , les chances , pour un nouveau disque de toucher tous les âges s'en trouvent amoindries (voir Laurent Chalumeau citant quelqu'un d'à peine plus jeune que lui : " Le London Calling de ma génération, c'est " Zen Arcade", ou la perplexcité de la génération flower power face à groupe comme Slade en 72 ) , l'effet se cumulant au fil des années .
Arrive 1977 et le punk , en gros, le blues n'est plus la source première et l'expression prime sur la technique musicale mais son apport le plus important je le vois dans l'esprit du DIY qui va impulser , pour les scènes indies qui ont suivi, la volonté de se prendre en mains , d'où des publications plus confidentielles et cela pour des disques qui se révèleront importants de par leur influence , citons Joy Division, le hardcore US ( Flipper, Dead Kennedys ...) ou la No-Wave de NYC ; nous sommes donc dans un schéma de création d'un disque totalement différent que l'on pouvait trouver de, disons, 65 à 75, époque à laquelle les majors ou des labels distribués par leur intermédiaire ont , globalement, couvert les diverses scènes , les gros vendeurs n'étant pas coupés culturellement de l'underground, de la créativité ; c'est cette coupure qui deviendra béante après le post-punk pendant les 80s .
Nous y voilà donc, les 80s et, tapis dans l'ombre, le numérique ! D'un strict point de vue de l'apparition de gros vendeurs , il est difficile de soutenir que le CD ait eu une influence néfaste ( Sting, Madonna, Jackson, U2 , Dire Straits etc ...) , ne pas oublier l'outil de marketing que fut MTV ; le tiroir caisse a fonctionné à plein régime, d'une part avec la promotion d'une musique sans saveur et d'autre par la réédition des catalogues déjà existants , rentabilité maximale , les fusions des 90s se profilent à l'horizon (ce qu'avait prévu Nick Cohn dès 1969) , l'artisanat a fait place à une très grosse industrie (voir à ce sujet "hotel california" de Barney Hoskyns ) ; à noter que les Indies arrivent encore à sortir des choses qui atteignent un public conséquent ( REM, Smiths par exemple) , mais il s'agit là de labels ayant des contrat de distributions avec les majors , les disques sont facilement accessibles . En conséquence de l'esprit DIY de 77 , des scènes vraiment parallèles et indépendantes se sont développées (punk hardcore , indus) dès les début des 80s , suivies quelques années plus tard par celles qui tournaient autour de la techno et ses variantes ; tout cela a été laissé de côté par les majors qui n'ont pas su signer des artistes majeurs comme Sonic Youth à leurs débuts , ou même Nirvana qui, sans l'appui des précédents n'auraient jamais sorti leur second album chez Geffen et arriver ainsi à toucher un très grand public ( en CD pour le plus grand nombre) ; l'illusion que "tout pouvait recommencer" fut de courte durée , le pli était pris , un mur s'était créé entre la musique des masses et la créativité , comment expliquer autrement qu'un groupe comme Tortoise n'ait pas pu devenir un équivalent, en terme de public, du Floyd 70s ?
Mine de rien nous sommes dans les 90s et là , le numérique va commencer à vraiment compter et pas pour des raisons sonores ...
La vraie révolution du numérique, c'est le mp3, Napster a ouvert la boîte de Pandore et depuis , impossible de faire machine arrière , au début les indies semblaient s'en moquer mais désormais elles en souffrent elles aussi , même celles qui sont spécialisées dans des musiques moins accessibles ; on se retrouve désormais avec un accès quasi gratuit à la musique ; les majors ont encore réduit l'offre allant au plus rentable , la création étant , rien de nouveau comme je l'ai déjà signalé, confinée chez les éditeurs indies qui le sont de plus en plus, indépendants , sans les contrats de distribution des majors ; en conséquence, toute structure pyramidale a disparu ce qui n'empêche en aucun cas les publications sous les formes les plus diverses : CDs, fichiers, LPs, cassettes , comment donc alors un disque innovant peut-il arriver à toucher ne serait-ce qu'une génération ?
En ce qui concerne le Jazz on peut aussi souligner quelques points communs dans l'évolution des systèmes de diffusion , toutes proportions gardées de point de vue des chiffres de vente ; tout d'abord , il ne faudrait pas idéaliser le passé, l'industrie a peu investi dans cette musique se contentant de distribuer puis d'assimiler les labels indépendants qui ont fait la richesse du répertoire , c'était déjà beaucoup et permettait de trouver partout, début 70s, Monk, Coltrane, Shepp, Braxton ou Miles (l'un des rares ayant un contrat avec une major) ; la cassure a , là aussi, eu lieu fin 70s , le cas de la Loft Scene de New York est un bon exemple car aucun gros label n'a voulu travailler avec ces artistes ou alors pour en faire autre chose ( cf. Arthur Blythe) ; quelques années plus tard , comme un SAV des programmes de rééditions en CD des incunables du passé , ces mêmes maisons sont venues nous proposer des musiciens endimanchés comme dans les 50s , musique au diapason du chiffon . Pendant ce temps des véritables successeurs des Blue Note, Prestige ou Riverside ont éclos de toutes parts (regardez la liste des labels sur le site de l'European Free Improvisation ) ce qui ne facilite pas la visibilité des oeuvres et donc l'émergence de disques reconnus par une majorité d'amateurs , ne parlons pas du grand public, il est out depuis un moment et l'analyse de l'évolution de ses capacités à écouter le Jazz post-Coltrane est un autre débat qui ne serait pas étranger à la fin des utopies 60s , celles qui ont leur part de responsabilité dans les charts de 68 .
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PP_65 le 18 Avr 2013 à 09:58, édité 1 fois.