La récitation baroque

[Jubilator]

Je m'aperçois qu'il n'y a pas de fil spécifique sur la récitation baroque, alors je m'empresse de réparer cet oubli…

Vous pourrez trouver surprenant qu'on aborde ce sujet dans une rubrique normalement dédiée à la musique, mais il y a tout de même deux justifications possibles : d'abord, cette pratique de la récitation baroque s'appuie sur des traités de prononciation, de gestuelle ou d'action oratoire (c'est-à-dire, ce qui concerne la performance de l'orateur, gestuelle et parole). Or, à une époque où les musiciens parlent volontiers de leur pratique en termes de "rhétorique musicale", les points de contact théoriques sont assez nombreux. La question touche aussi plus largement celle de la diction lorsqu'on a affaire à de la musique chantée. Surtout, les artistes qui s'occupent aujourd'hui de récitation baroque entretiennent des liens privilégiés avec les musiciens : qu'il s'agisse des comédies-ballets de Molière, données dans leur intégralité avec leurs intermèdes de danse et de musique, de concerts mixtes (j'ai par exemple assisté à un concert où il y avait une déclamation d'extraits de la Phèdre de Racine en récitation baroque, mais aussi des airs de cour chantés par Gérard Lesne) ou de récitation accompagnée de musique, c'est forcément un univers qui peut intéresser des passionnés de musique.

Disons-le d'emblée : le terrain est assez polémique. Chez les spécialistes du Grand Siècle, il y a des gens qui considèrent que la récitation baroque est de la foutaise totale (c'est le cas de Marc Fumaroli). Il faut dire que l'attitude d'Eugène Green, le grand pionnier en la matière, n'aide guère : il donne volontiers dans la polémique, notamment dans son livre La parole baroque (chez Desclées de Brouwer), dont une note de bas de page s'en prend à un "illustre pensionnaire d'un hospice de vieillards" (comprendre Fumaroli, de l'Académie française.   ). Sa défense est aussi assez ambiguë : il allègue des sources d'époque comme le ferait un spécialiste universitaire (par exemple Bacilly, dont L'art de bien chanter comprend aussi des prescriptions sur la parole toute seule), mais dit aussi que, comme artiste, il fait ce que bon lui semble et n'a de comptes à rendre à personne… Bref, un caractère !

La première fois qu'on entend de la récitation baroque, on a envie de rigoler. C'est un français bizarre, étrangement nasal, qui prononce souvent les finales des mots. Mais si c'est bien fait, ça finit par "sonner" et donner une couleur très particulière aux textes. Certains exécutants, comme Green lui-même ou son disciple Benjamin Lazar, éteignent aussi toutes les lumières et éclairent la scène avec une multitude de bougies à thé pour retrouver la lumière vacillante de l'époque. Ambiance…

Il y a plusieurs écoles. Eugène Green, lui-même, personnage haut en couleurs, qui a eu le mérite de lancer ce mouvement. Acteur doué d'une belle présence sur scène, mais (à mon goût) un peu extrême dans ses positions, une grandiloquence assez systématique et fatigante, et surtout il est désavantagé par une voix qui n'est franchement pas très belle… Il a récité Théophile de Viau (en alternance avec de la musique de Robert de Visée), le Sermon sur la mort de Bossuet, les Contes de Perrault, chez Alpha :

 

Il réalise aussi des films : on peut citer notamment Le ponts des Arts, où il règle ses comptes avec William Christie. J'accroche assez peu à l'intrigue assez glauque, mais ce film nous donne à entendre quelques interprétations absolument éblouissantes de Monteverdi (et notamment du Lamento della Nimpha, avec la voix de Claire Lefillâtre).

Eugène Green a fait école, et on peut considérer sans lui faire injure que son élève Benjamin Lazar l'a aujourd'hui largement dépassé : c'est inventif, intelligent dans la mise en scène des spectacles, il n'y a plus cette emphase insupportable et surtout Benjamin Lazar a une très belle voix. On peut citer notamment sa mise en scène du Bourgeois Gentilhomme (avec musique et danses) qui l'a fait connaître (DVD disponible, avec Vincent Dumestre pour la direction de la musique de Lully), et puis sa mise en scène de Pyrame et Thisbé, la tragédie (très subversive !) de Théophile de Viau. Ou encore le one-man-show qu'il a monté à partir du texte des Etats et Empires de la Lune de Cyrano de Bergerac. C'était uniquement disponible jusqu'à présent en version CD, mais le DVD vient de sortir : je l'ai commandé aujourd'hui, je vous en dirai davantage. Mais si c'est comme le spectacle que j'ai vu au Théâtre de l'Athénée, c'est une réussite absolue (et il y a quelques intermèdes musicaux).

Il y a d'autres écoles de récitation baroque : notamment Nicole Rouillé, directrice du conservatoire de musique de Meaux, ou bien Philippe Vallepin, professeur au conservatoire d'art dramatique de Nantes (j'aime bien son approche, expérimentale, modeste, pas du tout dogmatique). Certains artistes (par exemple Marco Horvat, de l'ensemble La Faenza) prononcent aussi "à l'ancienne" et le disque qu'il a réalisé à partir des musiques de L'Astrée comprend quelques lectures de passages du roman d'Honoré d'Urfé.

J'ai aussi entendu Olivier Schneebeli, chef de chœur au Centre de Musique Baroque de Versailles, proposer une récitation de poèmes de Tristan l'Hermite. Bref, c'est un courant très actuel et très vivace de la musique et des arts du spectacle sur lequel on peut échanger, si vous le souhaitez…

Un lien vidéo :
http://culturebox.francetvinfo.fr/live/ ... zar-145209

[JérômeB]

Cédric ne devrait pas tarder ...

[Cedric.H]

Oui me voilà.
Il faut dire que le titre de cette filière incite à sa lecture.
Merci à Jubilator de nous faire partager son érudition et ses nombreux retours de musique vivante.
Cela nous change des sempiternels débats "hifi-esques".
Lorsque j'aurai un peu de temps, on parlera de l'orchésographie de Thoinot Arbeau, sujet qui me passionne actuellement.

++ Cédric

[Jubilator]

Pile une heure après l'appel du coude de Jérôme ! Pas mal…