Belles plumes
Tout est dans le titre.
Retourner vers Discussions musiques
Belles plumes
#1 par Jubilator » 03 Déc 2021 à 10:58
Je lance, à tout hasard, une nouvelle filière : l'idée serait de rassembler ici, au fil de nos lectures, quelques belles pages consacrées par des écrivains à la musique en général, à des compositeurs ou à des œuvres en particulier, de façon à enrichir notre écoute en la confrontant à d'autres sensibilités, singulières et éminentes – sans exclure naturellement le plaisir immédiat de la lecture de beaux textes. Il y a aussi la possibilité intéressante, sur un forum, d'ajouter des extraits en relation avec les propos de ces écrivains.
Par exemple :
La Danaé du Titien :
Monteverdi :
La ballade de Senta :
Par exemple :
Monteverdi : c’est de la flamme qui se change en ornement sans cesser de brûler. Cela donne, plus qu’aucune autre musique, une idée de feu, de nuit et d’astres. Cela touche à la fois à Shakespeare et à Titien (par exemple, la Danaé de Vienne). Mais plutôt qu’il ne descend une pluie d’or sur la nudité, c’est, dans ces airs, comme si du corps, de la substance, de l’épaisseur colorée, veloutée, s’élevait jusqu’au point extrême du ciel une puissance transfigurante, que l’on croirait presque saisir dans certaines arabesques, comme celle qui orne le mot stelle dans Ed è pur dunque vero, ou le mot prezzo dans la Lettera amorosa (dont le texte, justement, joue sur une chevelure qui est à la fois une flamme et une pluie d’or). Ces figures, comme l’épanouissement des fleurs, restent toujours liées au monde souterrain de la passion. Rien qui s’accorde mieux, également, au texte du Tasse dans le Combat de Tancrède et Clorinde, si voluptueux en dépit de sa fin édifiante.Philippe Jaccottet, La Semaison.
La Danaé du Titien :
Monteverdi :
***
Le Vaisseau fantôme. À la première audition, à l’Opéra, le premier acte m’avait ennuyé ; seul me restait le souvenir de l’éblouissant tableau du deuxième acte, celui des fileuses et de la ballade de Senta. À la seconde audition, je suis frappé du lien étroit que le génie dramatique de Wagner entretient constamment avec la plastique : l’arrivée du vaisseau fantôme au mouillage, courant sur son erre comme le voilier de Nosferatu entrant à Brême, le portrait-apparition du second acte, le noir navire muet du troisième, bordant de son deuil désertique la ribote des matelots, ce sont là des trouvailles à la fois simples et fortes qui lient les thèmes musicaux à des images exemplaires, autant et plus qu’aux paroles, à tendance souvent incantatoires, du livret. C’est cette confluence entre la parole, le geste, l’image, et le leitmotiv – voulue de part en part, et que ne peut obtenir avec la même rigueur aucun autre musicien – qui fait de tous les drames musicaux de Wagner une marche vers des instants suspendus, de nature à la fois magique, gnomique et prophétique, sur lesquels la musique vient poser son sortilège, mais qui en retour la valident d’un sceau matériel authentificateur.
Musicalement, la structure du Vaisseau fantôme est singulière : il est comme l'expansion dramatique à la dimension d'un opéra tout entier – par dilatation et contamination – d'un condensé orchestral et vocal qui se réduit à un simple aria directeur, la ballade de Senta : noyau radioactif introduit au cœur de la structure dramatique qui infuse et transmue sa masse entière et la rend de part en part homogène, d'une homogénéité que n'atteint sans doute aucun autre drame musical wagnérien. Par rapport à la "scène capitale" que représente le tableau des fileuses, la pièce n'est faite que d'une double extension linéaire, sans l'introduction d'aucune péripétie : un prolongement amont, et un prolongement aval.Julien Gracq, Carnets du grand chemin.
La ballade de Senta :
Comme dit Jauni du Sud (un gars rare) : "C'était mieux à Vence"
Hyène, we can !
Hyène, we can !
-
Jubilator - 100 watts
- Messages: 2623
- Inscription: 21 Oct 2010 à 19:01
- Localisation: Grenoble / Paris
-
Re: Belles plumes
#2 par EMT » 03 Déc 2021 à 15:20
Pourquoi ne pas poster cela dans la section littérature?
-
EMT - 500 watts
- Messages: 7926
- Inscription: 01 Oct 2018 à 12:38
Re: Belles plumes
#3 par PP_65 » 03 Déc 2021 à 15:42
"Entre ces murs d’Île-de-France, sous un crucifix, s’étaient succédé toutes les révolutions rock, toutes les agonies Sun de camionneurs égyptiens Presley 55, toutes les hystéries Fab Four de hurleuses ravageant les aéroports Beatles 65, toute l’insondable élégance de Dylan rouvrant la Bible par les matins saphir (masque de sphinx fin, shades ailées et talkie-walkie pour Ballad Of A Thin Man, dans le balancement spatial, fantomatique d’un orgue ondoyé Nino Rota : « Something is happening here but you dont know what it is, do you, Mr. Jones ? »), avec, des deux, toute la hauteur transmuée d’un ex-parachutiste de Seattle baptisant lucidement son groupe : The Jimi Hendrix Experience.
1969, via l’exit de Brian Jones, les trois pas de l’homme sur la Lune et le Space Oddity de Bowie, précipiterait le Never Never Land rock en l’ère moderne ; c’était, du moins, la version officielle : qui dirait l’autre ?"
Y.A
Pourquoi écrire sur autre chose que la musique ?
1969, via l’exit de Brian Jones, les trois pas de l’homme sur la Lune et le Space Oddity de Bowie, précipiterait le Never Never Land rock en l’ère moderne ; c’était, du moins, la version officielle : qui dirait l’autre ?"
Y.A
Pourquoi écrire sur autre chose que la musique ?
-
PP_65 - 500 watts
- Messages: 29797
- Inscription: 21 Oct 2010 à 19:50
Re: Belles plumes
#4 par Jubilator » 03 Déc 2021 à 18:17
EMT » 03 Déc 2021, 15:20 a écrit:Pourquoi ne pas poster cela dans la section littérature?
C'est un fil "littérature", pas une section. Et l'idée est aussi de poster des extraits musicaux.

Comme dit Jauni du Sud (un gars rare) : "C'était mieux à Vence"
Hyène, we can !
Hyène, we can !
-
Jubilator - 100 watts
- Messages: 2623
- Inscription: 21 Oct 2010 à 19:01
- Localisation: Grenoble / Paris
-
Re: Belles plumes
#5 par pat55 » 03 Déc 2021 à 18:24
"HELLFIRE" par Nick TOSHES aux éditions Allia, la vie et l'œuvre de Jerry Lee Lewis vus par un des très grands écrivains américains contemporains. Après avoir lu ce livre, je n'avais plus qu'une idée en tête, aller à Ferriday, Louisiane, où a grandit Jerry Lee. Je m'y suis rendu en 2004, j'ai trouvé sa maison en partie muséïfiée par sa sœur qui la faisait visiter. Seule condition à remplir: ne pas être un journaliste Anglais (la presse anglaise a ruiné la carrière de Jerry Lee en révélant qu'il était marié à sa cousine âgée de ...13 ans). La seule partie utile de la maison était le garage qu'elle avait transformé en “Drive Thru“, on y entrait d'un côté en voiture, elle se tenait entre une rangée de frigos et un comptoir d'où elle délivrait chips, coca cola, etc. à travers la fenêtre de la voiture du client qui ressortait par l'autre côté du garage. C'est comme au Mac Do sauf qu'on s'est payé un coca dans la maison natale de Jerry Lee Lewis sans sortir de sa voiture.
-
pat55 - 100 watts
- Messages: 1112
- Inscription: 25 Mar 2013 à 10:30
- Localisation: région parisienne
Re: Belles plumes
#6 par pierrebour1 » 03 Déc 2021 à 19:57
nick hornby: haute fidelité
Attention, collectionner les disques, ce n’est pas comme collectionner les timbres, les dessous de bière ou les dés anciens. Il y a tout un monde, là-dedans, plus doux, plus sale, plus violent, plus paisible, plus coloré, plus sexy, plus cruel, plus aimant que le monde où je vis ; il y a de l’histoire, de la géographie, de la poésie, et mille autres choses que j’aurais dû apprendre à l’école – même de la musique
: « Il me semble que si on place la musique (comme les livres probablement ou les films, les pièces de théâtre et tout ce qui vous fait « ressentir ») au centre de l’existence, alors on a pas les moyens de réussir sa vie amoureuse, de la voir comme un produit fini. Il faut y picorer, la maintenir en vie, l’agiter, la dérouler jusqu’à ce qu’elle parte en lambeaux et que vous deviez tout recommencer. Peut être que nous vivons tous de manière trop aigue, nous qui absorbons des choses affectives tous les jours, et qu’en conséquence nous ne pouvons jamais nous sentir simplement satisfaits : il nous faut être soit malheureux, soit violemment, extatiquement heureux, et de tels états sont difficiles à obtenir au sein d’une relation stable, solide. »
Attention, collectionner les disques, ce n’est pas comme collectionner les timbres, les dessous de bière ou les dés anciens. Il y a tout un monde, là-dedans, plus doux, plus sale, plus violent, plus paisible, plus coloré, plus sexy, plus cruel, plus aimant que le monde où je vis ; il y a de l’histoire, de la géographie, de la poésie, et mille autres choses que j’aurais dû apprendre à l’école – même de la musique
: « Il me semble que si on place la musique (comme les livres probablement ou les films, les pièces de théâtre et tout ce qui vous fait « ressentir ») au centre de l’existence, alors on a pas les moyens de réussir sa vie amoureuse, de la voir comme un produit fini. Il faut y picorer, la maintenir en vie, l’agiter, la dérouler jusqu’à ce qu’elle parte en lambeaux et que vous deviez tout recommencer. Peut être que nous vivons tous de manière trop aigue, nous qui absorbons des choses affectives tous les jours, et qu’en conséquence nous ne pouvons jamais nous sentir simplement satisfaits : il nous faut être soit malheureux, soit violemment, extatiquement heureux, et de tels états sont difficiles à obtenir au sein d’une relation stable, solide. »
rétromaniaque un jour,rétromaniaque toujours.
Pauvres choupinets ...De toute manière, vous utilisez ces trucs de gosses pour streamer ...
Pauvres choupinets ...De toute manière, vous utilisez ces trucs de gosses pour streamer ...
-
pierrebour1 - 500 watts
- Messages: 5041
- Inscription: 22 Oct 2010 à 16:46
- Localisation: annecy
Re: Belles plumes
#7 par ZORGL » 04 Déc 2021 à 01:29
...Ahh...belles plumes, quel beau sujet ; Par respect pour le couink , nul panégyrique ou ôde à la danse des canards.
Afin de rendre le sujet ouvert également à la musique populaire , avé des plumes je propose
https://www.dhnet.be/medias/musique/ziz ... es%20mains
Z
ps: désolé Thor Jubila, pas pu m'en empêcher.....
Afin de rendre le sujet ouvert également à la musique populaire , avé des plumes je propose
https://www.dhnet.be/medias/musique/ziz ... es%20mains
Z
ps: désolé Thor Jubila, pas pu m'en empêcher.....
Are you a Mod or a Rocker ? / I'm a.. Mocker.... (Ringo Starr )
https://www.youtube.com/watch?v=b-XxZtyM6Qk
SesXque & Draugues & Rauque & Drôle (& Pisse & LauVe BroZers Verts ) !
https://www.youtube.com/watch?v=b-XxZtyM6Qk
SesXque & Draugues & Rauque & Drôle (& Pisse & LauVe BroZers Verts ) !
-
ZORGL - 500 watts
- Messages: 7457
- Inscription: 21 Oct 2010 à 20:33
- Localisation: Grive La Braillarde -Brive la Gaillarde (Groland du centre CorréZou orienté sud ouest )
Re: Belles plumes
#8 par lupu » 05 Déc 2021 à 12:11
Un grand classique, si connu qu'on oserait à peine l'évoquer, si évident qu'il pourrait aller de soi de ne pas même en parler. Je le propose tout de même.
Et bien sûr, forcément, c'est très long , de longue haleine ( plaisanterie usuelle à propos d'un asthmatique ! ) . Ceux qui n'ont pas de temps à perdre feront l'impasse. D'autres auront plaisir à relire cette page. D'ailleurs , ceux qui s'intéressent un peu ou connaissent bien l'auteur auront remarqué qu' on ne lit jamais Proust, mais qu'on le " relit ", c'est beaucoup plus chic.
Les exégètes ont tenté d'identifier l'oeuvre réelle qui a pu inspirer cette Sonate de Vinteuil. Mais comme on l'imagine et selon Proust lui-même elle est une oeuvre composite, empruntant à plusieurs oeuvres et compositeurs possibles : St-Saens, Franck, Fauré, Wagner...
Voici donc:
" Dans une soirée, il avait entendu une oeuvre musicale exécutée au piano et au violon. D’abord, il n’avait goûté que la qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et ç’avait déjà été un grand plaisir quand, au-dessous de la petite ligne du violon, mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout d’un coup chercher à s’élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune. Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d’un coup, il avait cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie – il ne savait lui-même – qui passait et qui lui avait ouvert plus largement l’âme, comme certaines odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété de dilater nos narines. Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement musicales, inétendues, entièrement originales, irréductibles à tout autre ordre d’impressions. Une impression de ce genre, pendant un instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans doute les notes que nous entendons alors, tendent déjà, selon leur hauteur et leur quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions variées, à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les notes sont évanouies avant que ces sensations soient assez formées en nous pour ne pas être submergées par celles qu’éveillent déjà les notes suivantes ou même simultanées. Et cette impression continuerait à envelopper de sa liquidité et de son « fondu » les motifs qui par instants en émergent, à peine discernables, pour plonger aussitôt et disparaître, connus seulement par le plaisir particulier qu’ils donnent, impossibles à décrire, à se rappeler, à nommer, ineffables – si la mémoire, comme un ouvrier qui travaille à établir des fondations durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous des fac-similés de ces phrases fugitives, ne nous permettait de les comparer à celles qui leur succèdent et de les différencier. Ainsi à peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie était-elle expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance tenante une transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jeté les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que, quand la même impression était tout d’un coup revenue, elle n’était déjà plus insaisissable. Il s’en représentait l’étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive ; il avait devant lui cette chose qui n’est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l’architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique. Cette fois il avait distingué nettement une phrase s’élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu l’idée avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu.
D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout d’un coup, au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de direction et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet mais sans lui parler plus clairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais rentré chez lui il eut besoin d’elle, il était comme un homme dans la vie de qui une passante qu’il a aperçue un moment vient de faire entrer l’image d’une beauté nouvelle qui donne à sa propre sensibilité une valeur plus grande, sans qu’il sache seulement s’il pourra revoir jamais celle qu’il aime déjà et dont il ignore jusqu’au nom.
Même cet amour pour une phrase musicale sembla un instant devoir amorcer chez Swann la possibilité d’une sorte de rajeunissement. Depuis si longtemps il avait renoncé à appliquer sa vie à un but idéal et la bornait à la poursuite de satisfactions quotidiennes, qu’il croyait, sans jamais se le dire formellement, que cela ne changerait plus jusqu’à sa mort...
Or, quelques minutes à peine après que le petit pianiste avait commencé de jouer chez Mme Verdurin, tout d’un coup, après une note haute longuement tenue pendant deux mesures, il vit approcher, s’échappant de sous cette sonorité prolongée et tendue comme un rideau sonore pour cacher le mystère de son incubation, il reconnut, secrète, bruissante et divisée, la phrase aérienne et odorante qu’il aimait. Et elle était si particulière, elle avait un charme si individuel et qu’aucun autre n’aurait pu remplacer, que ce fut pour Swann comme s’il eût rencontré dans un salon ami une personne qu’il avait admirée dans la rue et désespérait de jamais retrouver. À la fin, elle s’éloigna, indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son parfum, laissant sur le visage de Swann le reflet de son sourire. Mais maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui dit que c’était l’andante de la Sonate pour piano et violon de Vinteuil), il la tenait, il pourrait l’avoir chez lui aussi souvent qu’il voudrait, essayer d’apprendre son langage et son secret. "
Marcel Proust, " Un amour de Swann "
Et bien sûr, forcément, c'est très long , de longue haleine ( plaisanterie usuelle à propos d'un asthmatique ! ) . Ceux qui n'ont pas de temps à perdre feront l'impasse. D'autres auront plaisir à relire cette page. D'ailleurs , ceux qui s'intéressent un peu ou connaissent bien l'auteur auront remarqué qu' on ne lit jamais Proust, mais qu'on le " relit ", c'est beaucoup plus chic.
Les exégètes ont tenté d'identifier l'oeuvre réelle qui a pu inspirer cette Sonate de Vinteuil. Mais comme on l'imagine et selon Proust lui-même elle est une oeuvre composite, empruntant à plusieurs oeuvres et compositeurs possibles : St-Saens, Franck, Fauré, Wagner...
Voici donc:
" Dans une soirée, il avait entendu une oeuvre musicale exécutée au piano et au violon. D’abord, il n’avait goûté que la qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et ç’avait déjà été un grand plaisir quand, au-dessous de la petite ligne du violon, mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout d’un coup chercher à s’élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune. Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d’un coup, il avait cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie – il ne savait lui-même – qui passait et qui lui avait ouvert plus largement l’âme, comme certaines odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété de dilater nos narines. Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement musicales, inétendues, entièrement originales, irréductibles à tout autre ordre d’impressions. Une impression de ce genre, pendant un instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans doute les notes que nous entendons alors, tendent déjà, selon leur hauteur et leur quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions variées, à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les notes sont évanouies avant que ces sensations soient assez formées en nous pour ne pas être submergées par celles qu’éveillent déjà les notes suivantes ou même simultanées. Et cette impression continuerait à envelopper de sa liquidité et de son « fondu » les motifs qui par instants en émergent, à peine discernables, pour plonger aussitôt et disparaître, connus seulement par le plaisir particulier qu’ils donnent, impossibles à décrire, à se rappeler, à nommer, ineffables – si la mémoire, comme un ouvrier qui travaille à établir des fondations durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous des fac-similés de ces phrases fugitives, ne nous permettait de les comparer à celles qui leur succèdent et de les différencier. Ainsi à peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie était-elle expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance tenante une transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jeté les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que, quand la même impression était tout d’un coup revenue, elle n’était déjà plus insaisissable. Il s’en représentait l’étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive ; il avait devant lui cette chose qui n’est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l’architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique. Cette fois il avait distingué nettement une phrase s’élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu l’idée avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu.
D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout d’un coup, au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de direction et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet mais sans lui parler plus clairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais rentré chez lui il eut besoin d’elle, il était comme un homme dans la vie de qui une passante qu’il a aperçue un moment vient de faire entrer l’image d’une beauté nouvelle qui donne à sa propre sensibilité une valeur plus grande, sans qu’il sache seulement s’il pourra revoir jamais celle qu’il aime déjà et dont il ignore jusqu’au nom.
Même cet amour pour une phrase musicale sembla un instant devoir amorcer chez Swann la possibilité d’une sorte de rajeunissement. Depuis si longtemps il avait renoncé à appliquer sa vie à un but idéal et la bornait à la poursuite de satisfactions quotidiennes, qu’il croyait, sans jamais se le dire formellement, que cela ne changerait plus jusqu’à sa mort...
Or, quelques minutes à peine après que le petit pianiste avait commencé de jouer chez Mme Verdurin, tout d’un coup, après une note haute longuement tenue pendant deux mesures, il vit approcher, s’échappant de sous cette sonorité prolongée et tendue comme un rideau sonore pour cacher le mystère de son incubation, il reconnut, secrète, bruissante et divisée, la phrase aérienne et odorante qu’il aimait. Et elle était si particulière, elle avait un charme si individuel et qu’aucun autre n’aurait pu remplacer, que ce fut pour Swann comme s’il eût rencontré dans un salon ami une personne qu’il avait admirée dans la rue et désespérait de jamais retrouver. À la fin, elle s’éloigna, indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son parfum, laissant sur le visage de Swann le reflet de son sourire. Mais maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui dit que c’était l’andante de la Sonate pour piano et violon de Vinteuil), il la tenait, il pourrait l’avoir chez lui aussi souvent qu’il voudrait, essayer d’apprendre son langage et son secret. "
Marcel Proust, " Un amour de Swann "
-
lupu - 100 watts
- Messages: 1093
- Inscription: 03 Mai 2016 à 18:10
- Localisation: proximité Aix-en-Provence
Re: Belles plumes
#9 par Pseudo » 05 Déc 2021 à 13:01
lupu a écrit:Un grand classique, si connu qu'on oserait à peine l'évoquer!
Damned! I am fired!
Belle idée que ce fil, pas trop trollé jusqu'à maintenant....
Pseudo
Le meilleur moment pour planter un arbre était il y a 35 ans.
Le second meilleur moment est maintenant.
(Proverbe africain)
Le meilleur moment pour planter un arbre était il y a 35 ans.
Le second meilleur moment est maintenant.
(Proverbe africain)
-
Pseudo - 100 watts
- Messages: 4708
- Inscription: 24 Oct 2010 à 14:41
- Localisation: Le Moratois
Re: Belles plumes
#10 par pdobdob » 05 Déc 2021 à 13:10
Le plaisir en général consiste dans la perception des rapports: ce principe a lieu en poésie, en peinture, en architecture, en morale, dans tous les arts et dans toutes les sciences.
Une belle machine, un beau tableau, un beau portique ne nous plaisent que par les rapports que nous y remarquons: ne peut-on pas même dire qu’il en est en cela d’une belle vie comme d’un beau concert?
La perception des rapports est l’unique fondement de notre admiration et de nos plaisirs; et c’est de là qu’il faut partir pour expliquer les phénomènes les plus délicats qui nous sont offerts par les sciences et les arts.
Les choses qui nous paraissent les plus arbitraires ont été suggérées par les rapports: et ce principe doit servir de base à un essai philosophique sur le goût, s’il se trouve jamais quelqu’un assez instruit pour en faire une application générale à tout ce qu’il embrasse.
Denis Diderot
Extrait du premier des « Mémoires sur différents sujets de Mathématiques » 1748.
Facades Ph Galss
Pierre
Une belle machine, un beau tableau, un beau portique ne nous plaisent que par les rapports que nous y remarquons: ne peut-on pas même dire qu’il en est en cela d’une belle vie comme d’un beau concert?
La perception des rapports est l’unique fondement de notre admiration et de nos plaisirs; et c’est de là qu’il faut partir pour expliquer les phénomènes les plus délicats qui nous sont offerts par les sciences et les arts.
Les choses qui nous paraissent les plus arbitraires ont été suggérées par les rapports: et ce principe doit servir de base à un essai philosophique sur le goût, s’il se trouve jamais quelqu’un assez instruit pour en faire une application générale à tout ce qu’il embrasse.
Denis Diderot
Extrait du premier des « Mémoires sur différents sujets de Mathématiques » 1748.
Facades Ph Galss

On ne peut savoir à la fois exactement quand ça va foirer où ça va foirer et pourquoi ça va foirer.
-
pdobdob - Animateur
- Messages: 2718
- Inscription: 21 Oct 2010 à 23:30
- Localisation: 48°50'51.35''N 2°19'35.35''E
Re: Belles plumes
#11 par PP_65 » 05 Déc 2021 à 15:27
La première phrase de Béton de Thomas Bernhard : elle remplit la première page du livre et se prolonge sur la seconde, même si le narrateur est juste fondu de Mendelssohn , cette phrase , qui demande du souffle, m'a toujours fait penser à un chorus de Coltrane , façon version de My Favorite Thing se prolongeant plus que de raison ; mais j'aime la déraison ( en Musique(s) ) .
-
PP_65 - 500 watts
- Messages: 29797
- Inscription: 21 Oct 2010 à 19:50
Re: Belles plumes
#12 par Pseudo » 05 Déc 2021 à 18:30
J'y vais de ma petite contribution (lupu m'ayant grillé la politesse). Cette phrase n'est ni très longue, ni très harmonieuse, mais elle présente une idée intéressante.
C'est curieux, je l'aurais plutôt lue à propos de Schubert.
Faire passer une oeuvre de sa tête sur un papier est un acte social qui s'adresse à un public au moins possible.Les Massin, dans Mozart
C'est curieux, je l'aurais plutôt lue à propos de Schubert.
Pseudo
Le meilleur moment pour planter un arbre était il y a 35 ans.
Le second meilleur moment est maintenant.
(Proverbe africain)
Le meilleur moment pour planter un arbre était il y a 35 ans.
Le second meilleur moment est maintenant.
(Proverbe africain)
-
Pseudo - 100 watts
- Messages: 4708
- Inscription: 24 Oct 2010 à 14:41
- Localisation: Le Moratois
Re: Belles plumes
#13 par mkl » 05 Déc 2021 à 19:03
Chez Despentes, il y a en général des trucs très chouettes sur la musique (dans Teen Spirit, une scène lors d'un concert de Kickback me revient). Il faudrait que je fouille pour retrouver...
Mais là, le premier truc qui me vient à l'esprit:
"La douceur des premiers instants m'étonna. Deux guitaristes menaient une conversation ondoyante et légère.
Avec ses fluctuations répétitives et subtiles, la mélodie était semblable au courant du ruisseau. C'était stupéfiant... Ces hommes créaient la nature!
J'étais saisi, incapable de me détourner de l'instant.
Come à bout de patience, ils se séparèrent brusquement, rompant ce qui ressemblait à une incroyable parade amoureuse de serpents...
Puis l'univers devint un mur de son.
...Vertical, infranchissable...
...Cyclopéen.
Après l'explosion de ces premières secondes, la tempête fit rage. Ballotté comme une feuille, je ne pesais plus rien face à cette formidable déferlante.
Les battements de mon coeur à la cadence de l'orage, je haletais.
C'était le grondement de la terre, son mouvement, son souffle.
Un bouleversement primitif, à la fois puissant à plier le fer et doux, rassurant, essentiel comme le rythme cardiaque.
Un énorme coup porté à la réalité.
L'évidence de l'oeuvre."
Manu Larcenet, Blast T2, L'Apocalypse selon Saint Jacky.
Je ne sais pas à quel(s) concert(s) il pensait en écrivant cela, mais on peut faire un parallèle avec nos propres expériences.
Mais là, le premier truc qui me vient à l'esprit:
"La douceur des premiers instants m'étonna. Deux guitaristes menaient une conversation ondoyante et légère.
Avec ses fluctuations répétitives et subtiles, la mélodie était semblable au courant du ruisseau. C'était stupéfiant... Ces hommes créaient la nature!
J'étais saisi, incapable de me détourner de l'instant.
Come à bout de patience, ils se séparèrent brusquement, rompant ce qui ressemblait à une incroyable parade amoureuse de serpents...
Puis l'univers devint un mur de son.
...Vertical, infranchissable...
...Cyclopéen.
Après l'explosion de ces premières secondes, la tempête fit rage. Ballotté comme une feuille, je ne pesais plus rien face à cette formidable déferlante.
Les battements de mon coeur à la cadence de l'orage, je haletais.
C'était le grondement de la terre, son mouvement, son souffle.
Un bouleversement primitif, à la fois puissant à plier le fer et doux, rassurant, essentiel comme le rythme cardiaque.
Un énorme coup porté à la réalité.
L'évidence de l'oeuvre."
Manu Larcenet, Blast T2, L'Apocalypse selon Saint Jacky.
Je ne sais pas à quel(s) concert(s) il pensait en écrivant cela, mais on peut faire un parallèle avec nos propres expériences.
J'aime les gens qui doutent.
“It's entertainment, not dialysis.” (Nelson Pass)

“It's entertainment, not dialysis.” (Nelson Pass)
-
mkl - 500 watts
- Messages: 15863
- Inscription: 21 Oct 2010 à 19:34
- Localisation: Bretagne Zone HR
-
Re: Belles plumes
#14 par Pseudo » 05 Déc 2021 à 22:00
Une contribution passablement ambitieuse de Julio Cortazar, dans Marelle:
Ronald, au milieu de la fumée, passait disque après disque sans se soucier des préférences de ses amis et, de temps en temps, Babs se relevait pour fouiller dans les piles de vieux 78 tours et en choisissait cinq ou six qu’elle posait sur la table à portée de main de Ronald, alors Ronald se penchait en avant et caressait Babs qui se tortillait en riant, puis s’asseyait sur ses genoux, juste un moment, parce qu’il voulait être tranquille pour écouter Don’t play me cheap.
Satchmo chantait :Don’t you play me cheap
because I look so meek
et Babs se tortillait sur les genoux de Ronald, excitée par la façon dont Satchmo chantait ça – le thème était assez vulgaire pour se permettre des libertés qui eussent été impensables avec Yellow Dog Blues par exemple – et par l’haleine que Ronald lui soufflait sur la nuque, un mélange de vodka et de choucroute qui l’inspirait grandement. De sa très haute tour de guet, espèce d’admirable pyramide de fumée, de musique, de vodka, de choucroute, et de mains de Ronald se permettant marches et contremarches, elle condescendait à regarder à terre entre ses yeux mi-clos et elle voyait Oliveira assis à même le sol, le dos appuyé contre la fourrure esquimaude sur le mur, la cigarette aux lèvres et fin soûl, un visage sud-américain amer et rancunier, où la bouche souriait parfois entre deux bouffées, la bouche d’Oliveira qu’elle avait parfois désirée (pas maintenant), cette bouche légèrement courbe tandis que le reste du visage avait un air comme absent et lavé. Pour autant qu’il aimât le jazz, Oliveira n’entrerait jamais dans le jeu comme Ronald, pour lui, le jazz était hot ou cool, bon ou mauvais, ancien ou moderne, Chicago ou New Orleans, jamais ce qu’étaient en ce moment Satchmo, Ronald et Babs, Baby don’t you play me cheap because I look so meek, et après la flambée de la trompette, le phallus jaune fendant l’air et rythmant la jouissance, puis, vers la fin, trois notes ascendantes, hypnotiquement d’or pur, une pause parfaite où tout le swing du monde palpitait en un instant intolérable, enfin l’éjaculation d’un suraigu, jaillissant et retombant comme une fusée dans la nuit sexuelle, la main de Ronald caressant le cou de Babs et le crépitement de l’aiguille sur le disque qui continuait à tourner, alors le silence qu’il y a en toute musique véritable se détachait lentement des murs, sortait de dessous le divan, se dépliait comme des lèvres ou des bourgeons.
- ça alors, dit Etienne.
Pseudo
Le meilleur moment pour planter un arbre était il y a 35 ans.
Le second meilleur moment est maintenant.
(Proverbe africain)
Le meilleur moment pour planter un arbre était il y a 35 ans.
Le second meilleur moment est maintenant.
(Proverbe africain)
-
Pseudo - 100 watts
- Messages: 4708
- Inscription: 24 Oct 2010 à 14:41
- Localisation: Le Moratois
Re: Belles plumes
#15 par Jubilator » 06 Déc 2021 à 17:24
Merci ! Voici un petit lien musical :
Comme dit Jauni du Sud (un gars rare) : "C'était mieux à Vence"
Hyène, we can !
Hyène, we can !
-
Jubilator - 100 watts
- Messages: 2623
- Inscription: 21 Oct 2010 à 19:01
- Localisation: Grenoble / Paris
-
Re: Belles plumes
#16 par Pseudo » 07 Déc 2021 à 12:45
Merci pour ce complément musical 

Pseudo
Le meilleur moment pour planter un arbre était il y a 35 ans.
Le second meilleur moment est maintenant.
(Proverbe africain)
Le meilleur moment pour planter un arbre était il y a 35 ans.
Le second meilleur moment est maintenant.
(Proverbe africain)
-
Pseudo - 100 watts
- Messages: 4708
- Inscription: 24 Oct 2010 à 14:41
- Localisation: Le Moratois
Retourner vers Discussions musiques
Qui est en ligne
Utilisateurs parcourant ce forum: Aucun utilisateur enregistré et 3 invités
Développé par phpBB® Forum Software © phpBB Group